Une autre Weely

La pluie semble rajouter de l'ardeur à leurs pas endiablés. Elles sont à la sortie de l'adolescence et se dandinent avec frénésie au son des tam-tams qui jouent leurs dernières partitions. À l'extrême opposé de leur joie se tient foudroyante, la colère des femmes de la cour qui tempête envers les jeunes filles. Elles les somment d'arrêter ce frou-frou dégénéré et d'aider à ranger les bassines et autres ustensiles avant que le contenu ne soit altéré par le déluge. Non loin d'elles, les jeunes garçons se sentent investis d'une mission salutaire. Ils rangent rapidement les chaises et bâches qui ont servi à abriter les invités. Ils agissent avec agilité et entrain en jetant des coups d’yeux furtifs aux jeunes filles qu'ils espèrent accoster à la fin du tohu-bohu général. Loin, à l'abri des bruits et autres cancans, à l'abri de la pluie et des moindres éclaboussures, trône fièrement mon frère. Sous un réverbère, assis en tailleur, de blanc vêtu et les mains sur les genoux, il baisse la tête en signe d'humilité pour écouter les conseils des aînés. Je le connais trop bien mon grand-frère. Il a beau avoir la tête baissée, je pourrais décrire à la perfection le moindre de ses traits en ce moment précis. C'est simple. Je n'ai qu'à me fier à la liesse qui habite son cœur pour décrire l'état de son visage. Il est beau mon frère. Un pur métisse Peul-Bambara. Grand et robuste. Les yeux grands et en amandes. Le nez frêle, aquilin. Et les dents plus blanches que la pleine lune en plein ciel noir. Je sais qu'il sourit intensément et que des larmes de joie doivent lui chatouiller les paupières. Et comment ne pas être heureux ? Il vient de se marier ! Nos parents sont très conservateurs. Lorsque le moment est venu pour lui de prendre femme, ils ont immédiatement exigé qu'elle soit ou peule ou bambara. S'en sont suivies tractations, négociations, supplications pour essayer de leur faire changer d'avis. Que nenni ! Demba a lutté de toutes ses forces sans savoir qu'il était fiancé depuis ses quinze ans à notre cousine Weely. Un engagement de la sorte ne se brise pas pour une histoire d'amour. La pauvre fille n'avait rien demandé non plus. Acculés, menacés de répudiation filiale, ils ont fini par abdiquer. Weely et Demba se sont donc mariés. Mais si mon frère est heureux ce soir, ce n'est pas pour son mariage avec Weely. Elle a beau être l'épouse parfaite, le cœur veut ce qu'il veut et ne s'arrête jamais de battre pour l'être convoité. Après deux ans de mariage, il a enfin pu épouser l'amour de sa vie. Il célèbre ce soir ses secondes noces avec Sophia, jeune érythréenne rencontrée lors de ses études à l'étranger. Parlez-moi d’exotisme ! Sophia ne pouvait pas être plus étrangère à notre culture. Mais là-bas sous d'autres cieux, alors qu'ils roucoulaient en planifiant leur mariage, elle a appris la culture de son aimé et il a appris la sienne. Non pas par convenance, mais par amour. Le mariage de Demba avec Weely a chamboulé leur équilibre et il a fallu que mon frère sorte ses armes de conviction les plus redoutables pour la supplier de l'épouser en secondes noces. Je le connais bien mon frère. Éloquent et hautement persuasif. Je pense à Weely. Cet époux qui ne l'a jamais aimée et qu'elle n'aime pas mais auquel elle est déjà rattachée par une grossesse est au summum du bonheur. Il prétextera la poursuite de ses études pour voyager à nouveau et papillonner avec l'élue de son cœur, désormais son épouse au même titre qu'elle. Je pense à moi. Je me marie dans deux mois avec un homme que je n'aime pas. Mes parents disent qu'il est un homme bien. Il est croyant et extrêmement respectueux. Cela devrait me suffire. On ne peut pas savoir si on aime un homme avant de l'avoir épousé. Et si je ne l'aime toujours pas après le mariage ? Pas grave. Du moment où il me traite correctement, je devrais être reconnaissante à Dieu mais aussi à lui. Et s'il ne m'aime pas ? Il pourra épouser une autre, être heureux et garder le respect de tous puisqu'il ne m'aura pas répudiée pour autant. Il sera juste entre celle qu'il aime réellement et moi; et c'est tout ce qui compte. Je détourne le regard et il tombe sur les jeunes garçons qui finissent de ranger les chaises dans la cour. Parmi eux, un seul me regarde au lieu de tourner la tête vers les autres jeunes filles. Hamady me regarde avec insistance. Il ne comprend pas pourquoi je refuse de l'épouser alors que le feu de notre amour est aussi brûlant que le volcan du Misti. Comment lui dire que je suis une future Weely ? Incapable d'épouser l'homme que j'aime. Crochetée à un autre qui s'il le désire pourra lui, épouser une autre, parce que c'est un homme et qu'il en a parfaitement le droit. Je me lève en sursaut. Les femmes qui tempêtent de colère rouspètent maintenant à mon endroit.

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